Kihon

KIHON 基本 (fondement, base)

AIKIKEN et AIKIJO 合気剣 と 合気杖 (le ken et le jo de l’aiki)

Les expressions aikiken et aikijo ont été adoptées par quelques élèves du fondateur et en particulier Saito Morihiro Sensei (1928-2002). Ueshiba Morihei a continué à développer ce travail des armes propre à l’aïkido dès l’immédiat après-guerre, à Iwama, loin de Tokyo où se nourrir était devenu difficile. Loin également du Quartier Général des forces américaines qui occupaient le Japon vaincu. Ces dernières avaient en effet interdit la pratique des arts martiaux traditionnels ainsi que le Shintô, considérés tous deux comme piliers du nationalisme japonais. O-Sensei étudiait donc discrètement les armes pour lui-même et la poignée d’élèves qui fréquentaient le dojo d’Iwama.

Morihiro Saito Iwama 1979

Cette terminologie permet actuellement de distinguer la pratique spécifique mise au point par O-Sensei pour l’étude de l’aïkido, de celle, par ailleurs fort respectable, des écoles de sabre, de lance ou de baïonnette qu’il a lui-même étudiées ou dont il s’est simplement inspiré. Si l’on trouve dans l’étude de ces écoles un intérêt personnel et des points communs évidents en termes de manipulation ou de gestuelle, on reste souvent sur sa faim en termes de riai (理合), cette relation formelle entre le travail des armes et le taijutsu (体術), qui apparaît clairement dans la pratique de l’aikiken et de l’aikijo. À travers cette terminologie, il faut aussi comprendre l’harmonisation avec l’énergie (合気 aiki) du ken ou du jo…

Partant de la compréhension qu’il a eu de ces écoles, O-Sensei a créé une base, un fondement (kihon) à ce qu’il a, à cette époque, nommé aïkido. Cette pratique est donc indissociable de l’enseignement du taijutsu de l’aïkido.

Certains enseignants, et non des moindres, réfutent l’idée même que le travail des armes puisse être indispensable à l’étude de l’aïkido. L’Aikikai So Hombu de Tōkyō sous la direction du petit-fils du fondateur et actuel dōshu semble abandonner purement et simplement cette pratique. Il faut dire que la plupart des élèves du fondateur ayant eu accès à cet enseignement ont disparu… mais est-ce la seule raison ?

La pratique régulière des armes sert à construire la charpente du taijutsu. Squelette serait plus approprié, taijutsu signifiant littéralement technique corporelle. Ceci n’est pas une vue de l’esprit. Il suffit de pratiquer l’aikiken et l’aikijo pendant quelque temps pour ressentir cela physiquement et constater que le travail du taijutsu devient plus ancré dans le sol, plus précis et plus efficace.

L’apprentissage du maniement des armes se fait d’abord individuellement, au moyen de suburi ou de kata. C’est, par ailleurs, le meilleur, voire le seul moyen d’étudier l’aïkido lorsque l’on est seul. S’ajoute à cela le travail avec un ou plusieurs partenaires (kumitachi, kumijo, kentaijo).

Lorsque l’on est, avec un ken ou un jo, sans les contraintes qu’impose un uke vivant, on apprend à placer ses pieds de façon précise, à fléchir les jambes pour baisser le centre de gravité, à placer correctement les hanches, à répartir ses appuis, à prendre conscience de sa verticalité (seichusen 正中線), à utiliser tout le corps plutôt que les bras et à ne pas mettre de force dans les actions.

On apprend également à dissocier le travail du bas du corps (placements, déplacements et équilibre), du travail du haut du corps (contrôles et coupes). On renforce la base de l’édifice corporel (in 陰 [yin], symbolisée par le hakama sombre), c’est-à-dire l’ensemble pieds-jambes-hanches qui devient stable, solide et cependant dynamique, tandis que le sommet (yo 陽 [yang], symbolisé par le keikogi clair), soit l’ensemble rachis-épaules-bras, se libère pour devenir fluide, souple et néanmoins puissant.

C’est souvent parce que l’on compense de mauvais appuis ou un équilibre précaire que l’on crée des tensions dans les bras, les épaules ou la colonne vertébrale. On empêche ainsi l’écoulement naturel du ki et on fournit à uke la possibilité de contrarier, voire contrer (kaeshi waza 返し技) cet écoulement.

La pratique régulière des armes construit une forme de corps qui va servir le taijutsu. « Pratiquer à mains nues comme avec une arme… » et vice-versa, comme le préconisait O-Sensei, devient, plus qu’une image, une possible réalité.

Pratiquer les armes à deux (et plus) permet de parvenir à maai 間合い, c’est-à-dire, à l’unification de l’intervalle espace-temps et à awase 合わせ, l’unification, l’harmonisation avec un (ou plusieurs) uke. Cela développe également la précision dans l’attaque des cibles, et amène à la tranquillité d’esprit et au détachement par rapport au danger potentiel que constitue l’arme.
À travers l’étude des kumitachi, des kumijo et de leurs variantes (henka 変化) apparaît, de façon très évidente ou plus subtile, riai 理合い.

BUJUTSU 武 術 (technique guerrière) et BUDŌ 武 道 (voie martiale)

Pendant plus d’un millénaire, la tradition martiale sans équivalent du Japon a évolué de techniques de combat pour champs de batailles, destinées à prendre la vie, à des voies pour préserver la vie. Elle a évolué de jutsu, la technique, à , la voie, où les pratiquants sont encouragés à forger et tremper leur corps et leur esprit. Après la deuxième guerre mondiale, les budō ont été réexaminés et se sont répandus à travers le monde comme sports populaires, jusqu’à faire partie des Jeux Olympiques. Les budō continuent à être appréciés par d’innombrables pratiquants à travers le monde, que ce soit comme sports de compétition ou comme recherche d’une vie pour un bien-être physique et mental. Comme tels, les budō sont indubitablement une contribution significative à la paix dans le monde. (pour plus de détails voir Culture)

GRAVITATION

武産とは引力の練磨であります。Takemusu to wa inryoku no renma de arimasu.

Cette citation de Morihei Ueshiba se trouve p. 32 de « Takemusu Aiki » (武産合気), livre basé sur une série de conférences du fondateur de l’aïkido compilées par M. Hideo Takahashi, édité au Japon en 1986 (réédité en 2000) par Byakko Shuppan (白光出版). Cet ouvrage a été traduit et publié en français, en trois volumes, par les Éditions du Cénacle en 2006.

Takemusu est difficile, pour ne pas dire impossible à traduire littéralement… Il est composé des kanji 武 BU, MU : militaire, brave, et 産 SAN, u(mu) ; u(mareru), ubu : naissance ; production ; biens. Même la dénomination utilisée par O-Sensei est énigmatique puisque, dans les dictionnaires modernes de kanji, 武 n’a pas de kun’yomi (lecture japonaise) et ne se lit pas ‘take’ et 産 ne se lit pas ‘musu’. Seul O-Sensei pourrait éclairer notre lanterne sur son choix. Il disait : « Takemusu est l’art martial (武) japonais ultime, l’œuvre divine qui produit (産) librement des techniques infinies toujours changeantes. »

Inryoku est composé des kanji 引 IN, hi(ku) : tirer, attirer, et 力 RYOKU, RIKI, chikara : force. Soit : force attractive, gravitation.

Renma (prononcer remma), est composé des kanji 練 REN, ne(ru) : pétrir, former ; polir, et 磨 MA, miga(ku) : polir (encore…), brosser, frotter. Soit : exercice constant, avec le sens d’exercer son esprit mais aussi, s’exercer physiquement et moralement.

On peut traduire cette phrase par : « Takemusu est l’entraînement pour cultiver la capacité d’utiliser la gravitation. » C’est du moins ainsi que je l’ai découverte, traduite en anglais (« Takemusu is training to cultivate the ability to use gravitation. ») dans la revue « Aikido Journal » (vol 26, N°1, #116 1999, p. 30) par Mme Sonoko Tanaka qui, en plus d’avoir été élève de Morihiro Saito sensei, fut également élève de Masahisa Goi sensei, fondateur de la Byakko Shinko Kai et ami proche d’O-Sensei.

La traduction française (vol. 1, p. 145), « Takemusu, c’est l’entraînement de la force attractive », si elle est littéralement correcte, est pour le moins lapidaire et, sauf le respect que je dois aux traducteurs, elle n’aurait, sous cette forme un peu obscure, peut-être pas plus que cela éveillé ma curiosité.

L’interprétation de Mme Tanaka m’a immédiatement interloqué et, bien qu’ayant très peu de connaissances en astrophysique, j’ai cherché à comprendre ce qu’avait pu vouloir exprimer O-Sensei. J’ai d’abord pensé à la gravité (pesanteur) qui, en plus de nous maintenir les pieds sur terre (important en aïkido), participe paradoxalement au déséquilibre et fait que, quand ce dernier est bien construit, uke va au sol (presque) tout seul. Intéressant certes, mais un peu simpliste quant aux subtilités qui caractérisent l’aïkido. Et pour cause, la gravité n’est qu’une conséquence terrestre de la gravitation.

La Relativité générale, en théorie…

(Ne pas confondre avec la Relativité restreinte [E=mc2] énoncée en 1905… qui fut à l’origine de la bombe atomique !)

La théorie de la Relativité générale, élaborée entre 1907 et 1915 par Albert Einstein (1879-1955), contemporain d’O-Sensei, nous enseigne que la force gravitationnelle n’est pas une force centripète (qui tend vers le centre ou à s’en rapprocher) comme le pensait Newton, mais la conséquence de déformations géométriques de l’espace-temps causées par la présence de masses ou d’énergie.

Pour visualiser la Relativité générale on représente habituellement l’espace-temps en trois dimensions, comme une surface plane se déformant sous le poids des objets qui s’y trouvent. Sans aucun corps massif, une bille légère que l’on fait rouler s’y déplace de manière rectiligne. Si on place au centre de ce plan une boule plus lourde, il se déforme et la bille ne se déplace plus en ligne droite. Elle peut même tomber vers la boule, laissant penser que la bille est attirée par la boule. Cette attraction est le résultat indirect de la forme du plan et s’applique aux masses en tout lieu de celui-ci. C’est la gravitation exercée par la boule elle-même qui déforme l’espace-temps alentour en le contractant vers elle, lui transmettant une partie de sa dynamique (vitesse de déplacement, rotation sur elle-même).

Dans la réalité, l’espace-temps n’a pas trois mais quatre dimensions (trois d’espace et une de temps… difficile à visualiser) et toutes les quatre sont déformées par la présence d’une masse. La force gravitationnelle est attractive et agit sur tous les corps massifs. Elle a une portée infinie ; un corps interagit avec tous les corps de l’Univers.

O-Sensei avait-il connaissance – intuitive ou culturelle – de ce phénomène quand il déclarait : « L’Univers est en moi, je suis l’Univers. » ?…

…et en pratique

Lorsque deux corps, A et B (étoile/planète, planète/astéroïde…), exercent l’un sur l’autre des forces d’attraction gravitationnelle et en supposant, pour simplifier la démonstration, que A est fixe, immobile ou de masse plus importante que B, il existe trois possibilités :

1 – La rencontre : B a une vitesse faible ou se dirige vers A. L’attraction de A accélère le mouvement de B jusqu’à la rencontre. Dans le cas de corps célestes il y a choc.

2 – La déviation : B a une grande vitesse et A n’est pas dans sa trajectoire. L’attraction de A va déformer la trajectoire de B qui est déviée mais retrouve après A une trajectoire rectiligne et uniforme.

3 – La mise en orbite : la vitesse de B n’est ni faible ou dirigée vers A (1er cas), ni suffisante pour l’arracher à l’attraction de A (2e cas). Dans ce cas, il y a mise en orbite de B autour de A selon une trajectoire toujours elliptique.

Une ellipse est un cercle aplati qui se construit autour de deux points appelés foyers. Lorsque B est mis en orbite autour de A, A occupe un des deux foyers. Si A n’est pas fixe, ce qui est le cas dans l’espace, les deux corps sont soumis à un mouvement de même nature. Ils sont donc en orbite par rapport à leur centre de gravité, lequel est plus près du corps le plus massif ou le moins mobile (A). Plus les deux foyers sont proches, plus l’ellipse est proche du cercle. Par exemple, dans le cas de la Terre et du Soleil, le centre de gravité est tout près du Soleil. La différence entre l’aphélie (plus grande distance Terre/Soleil) et la périhélie (plus petite distance) est très faible – 153 contre 149 millions de km. Dessinée à l’échelle sur le papier, ce serait l’épaisseur du trait de crayon. L’ellipse décrite par la Terre est donc proche du cercle parfait. On sait l’importance qu’O-Sensei attachait au cercle (ainsi qu’au triangle et au carré… mais ce n’est pas le sujet) !

Et dans la pratique ?

Conventions : par ‘attaque’, entendez toutes les formes, que ce soit les frappes (uchi) ou les saisies (tori). Et, par rapport à ce qui précède, tori sera A et uke, B.

Lorsque tori prend l’initiative ou anticipe l’attaque il y a « rencontre »… avec une partie du corps d’uke, généralement l’un des membres supérieurs (mais pas que). Cette rencontre va permettre le contrôle d’uke. À la différence de l’exemple 1 ci-dessus, en aïkido il ne doit pas y avoir choc mais, de même qu’un astéroïde qui entre en contact avec la Terre n’en repart plus, uke, une fois contrôlé, ne peut plus s’échapper. On peut donc relier cela avec les techniques d’immobilisation (osaewaza), d’ikkyo à gokkyo, auxquelles on peut ajouter les techniques « mixtes » (shihonage, kotegaeshi, voire iriminage et d’autres…) qui peuvent aussi se conclure par une immobilisation.

Il y a « déviation » lorsque uke utilise une grande énergie et que tori sort subtilement de la ligne d’attaque pour laisser passer, puis guider cette énergie… et uke par la même occasion. Viennent ici à l’esprit toutes les formes de kokyunage, ces techniques extraordinaires, presque sans contact, qui n’existent qu’en aïkido.

Enfin, il y a « mise en orbite » lorsqu’on n’immobilise pas uke et qu’on ne dévie pas la trajectoire de son énergie. Cela nous amène aux techniques de projection (nagewaza), à l’exception… des kokyunage qui entrent dans la catégorie précédente. Tori ne devient pas, comme on l’entend parfois, « le » centre du mouvement. Il devient l’un des centres (A) du mouvement en contrôlant celui (B) d’uke. Ce qui nous ramène à la forme elliptique (donc circulaire…). Avec cependant une différence notoire ; en aïkido, la mise en orbite… est éphémère !

Ces trois possibilités permettent en outre un des aspects fondamentaux, et autre particularité merveilleuse de l’aïkido. Alors que la gravité « laisse tomber » uke, la gravitation permet son contrôle permanent et donc le respect de son intégrité jusqu’à son ukemi…

Les grands esprits se rencontrent

Paul Langevin (1872-1946), physicien français, lui aussi contemporain d’O-Sensei, a dit à propos de la théorie d’Einstein : « L’unification, par la théorie de la relativité, des notions de temps et d’espace, a introduit une harmonie qui n’existait pas ». Traduit en termes d’aïkido cela s’énonce : maai (間合), l’unification de l’espace et du temps, introduit awase (合わせ), l’harmonisation… Cela confirme que même quand ils ne se côtoient pas physiquement, les grands esprits se rencontrent bel et bien !

Utiliser la gravitation… et « créer » du vide

L’aïkido, ou plutôt Takemusu aiki, tel qu’O-Sensei préférait le nommer, est bien à l’image de l’Univers : une harmonie parfaite dans le vide intersidéral à l’intérieur duquel aucun conflit n’est possible…

HANMI 半 身 (moitié du corps)

Hanmi est une posture de base en aïkido. Superficiellement, il s’agit de ne montrer que la moitié de son corps au partenaire, offrant ainsi moins d’ouverture. Fondamentalement, cette posture ouverte vers l’avant permet de gérer au mieux les déplacements et les pivots.

Le pied avant est toujours orienté vers le partenaire, posé tout droit sur une ligne passant par son milieu, le milieu du corps et le milieu du pied arrière, ce dernier, ouvert selon un angle de 60°. Un peu comme marche un funambule sur son fil. Ce placement des pieds positionne les hanches de trois-quarts. Bien que le fil soit… posé par terre, c’est ce travail de funambule qui nous aide à trouver l’équilibre et la stabilité dans les déplacements et les pivots.

À partir de cette posture, on peut facilement tourner. Si les pieds tournent, sur place, de 120° et les hanches de 90°, cela permet de tourner le haut du corps de 180° et de pouvoir couper devant et derrière (c’est plus simple que cela ne parait). Ce différentiel, si on y ajoute le déplacement d’un des pieds, va permettre de couvrir efficacement toutes les directions. C’est sans doute pourquoi cette posture est désignée par l’expression roppo (六方 6 directions) dans Budo, seul manuel technique rédigé par O-Sensei en 1938. Ce n’est qu’une hypothèse simpliste, basée sur le fait que 6 x 60° = 360°, mais qui en vaut bien d’autres… Plus tard, O-Sensei utilisera définitivement la terminologie hanmi.

Cette technologie était, à cette époque, sans équivalent dans les autres budo (elle a depuis été adoptée par certains…). C’est un des fondements de l’aïkido. La difficulté initiale est de toujours retrouver cette posture après chaque déplacement et d’y trouver un équilibre permanent. La pratique des armes de l’aïkido – et en particulier du ken – permet un travail en profondeur de cette posture.

HITOEMI 一 重 身 (litt. corps simple )

C’est une variante de hanmi. Dans cette posture, ouverte vers l’arrière, on présente également la moitié du corps. Le pied avant orienté vers le partenaire est également centré sur la ligne. Le pied arrière sort de la ligne qui ne passe plus par son milieu mais au niveau des orteils. Les hanches sont presque de profil.

Cette posture est fondamentale pour réaliser tsuki avec le ken et surtout avec le jo. Placer le corps de profil permet une trajectoire parfaitement rectiligne du jo dans les attaques tsuki, offrant ainsi une plus grande puissance de frappe.

C’est également cette posture qui permet de laisser passer une attaque comme tsuki par l’effacement du corps vers l’arrière. La pratique des armes de l’aïkido – et en particulier du jo – permet un travail en profondeur de cette posture.

KIHON 基本 (Fondement, base)

Le travail du kihon, dans son sens littéral, constitue l’essentiel de toute discipline, martiale ou autre. D’abord, parce qu’il permet d’apprendre. Ensuite et surtout, parce qu’il permet d’entretenir et de perfectionner indéfiniment ce qui a été appris.

O-Sensei avait l’habitude de dire que « lorsque l’on rencontre une difficulté dans l’exécution d’une technique, il faut revenir au kihon ; il contient la solution. »

Au-delà de l’aspect éducatif du kihon, il en est un autre, pas forcément évident mais non négligeable. Dans son livre, La Voie du Karaté, pour une théorie des arts martiaux japonais Kenji Tokitsu (時津賢児) Sensei dit que « kihon est la forme martiale du budô ». Kihon permet effectivement d’imaginer l’âme brute des techniques de combat réel dont il est inspiré.

Il est prétentieux de penser que l’on n’est pas concerné par ce travail. Kihon est un travail de dégrossissage. Il faut dégager le minerai de la gangue. Cette première étape est obligée et incontournable pour prétendre ou seulement espérer parvenir aux niveaux supérieurs, où la technique devient de plus en plus subtile. Les passe-droits artificiels (y compris les grades…) ne sont d’aucune utilité. C’est entre soi et son corps que cela se passe. Brûler cette étape ne mène qu’à une gesticulation stérile dénuée de… fondement.

En aïkido, le travail kihon est souvent défini ou considéré comme dur, voire violent. S’agissant d’une méthode d’éducation du corps qui permet d’acquérir les formes de base, kihon peut effectivement être dur… à assimiler pour le débutant qui découvre son corps et ses limites. Il n’est violent que quand il parodie les conflits ordinaires d’hommes ordinaires, ego contre ego.

Ce qui importe dans le travail kihon, c’est justement l’apprentissage de la forme des techniques que l’on nomme par ailleurs kata (型 ou 形) en japonais… mais ce mot est tabou en aïkido. Le fondateur expliquait souvent qu’il faut oublier la forme des techniques pour parvenir à Takemusu Aiki (武産合気), niveau le plus subtile de l’aïkido. Certains en ont hâtivement conclu, voire imposé l’idée, qu’il n’y a pas de kata en aïkido. Il faut pourtant bien construire la forme qui est loin d’être innée, surtout chez nous occidentaux, avant de prétendre pouvoir l’oublier…

Par le travail kihon, on moule le corps dans la forme de la technique… et inversement. On comprend la biomécanique du corps humain, identique pour tout être humain normalement constitué. On reçoit les clés qui permettent de verrouiller ou de déverrouiller les contrôles, au sens serrurier du terme. On maîtrise petit à petit cette mécanique géniale de l’aïkido qui permet, avec un minimum de force physique – avantageusement compensée par un maximum de souplesse – de défier les lois de la pesanteur et de la gravitation.

Kihon est un apprentissage du corps qui (ne) passe (que) par le corps. On n’apprend rien par cœur, c’est-à-dire avec la tête, mais par le corps, c’est-à-dire avec le cœur.

Enfin, de même que lorsque l’on apprend à nager ou à faire du vélo on n’oublie jamais, il faut pratiquer kihon régulièrement pour fixer la forme – évidemment juste – une fois pour toute.

Comme en musique, où le travail des gammes, modes, arpèges et autres études est souvent jugé ennuyeux par l’élève musicien pressé de jouer ses morceaux favoris, cet aspect incontournable de l’étude est souvent perçu comme rébarbatif par les pratiquants en quête de training sportif, d’hypothétique efficacité ou d’esbroufe démonstrative. Il demeure pourtant le seul travail intéressant dès lors que l’on souhaite vraiment progresser.

« Pour avoir l’idée d’un geste, il faut le faire mille fois. Pour le connaître, il faut l’exécuter dix mille fois. Pour le posséder, il faut le répéter cent mille fois.« 

C’est par la répétition régulière de formes conventionnelles qu’on se libère de la forme. À terme, l’exécution devient spontanée, détachée de la réflexion, la forme disparaît en tant que telle. Seul reste le mouvement. Ce qui ressemble à de la rapidité d’exécution découle en réalité de l’économie de mouvements, laquelle résulte de la précision technique et non d’une accélération intentionnelle plutôt génératrice de blocages.

Alors, comme en musique, la virtuosité transcende l’interprétation.

KI NO NAGARE 気の流れ (écoulement du ki)

Ki no nagare exprime une façon de travailler fluide que l’on oppose souvent, de façon un peu simpliste, à kihon. Pourtant, ki no nagare n’est pas différend de kihon. Ce n’en est qu’un aspect plus libre et vivant. Un peu comme en écriture, il y a une forme de type imprimerie, un peu rigide, qui sépare les caractères mais qui est très lisible et permet l’apprentissage de l’écriture, puis, une forme italique, cursive, plus fluide et plus libre, qui lie les caractères.

Lorsque l’on a bien intégré la forme juste des techniques (kihon), la pratique devient plus fluide. Il n’y a ni arrêt, ni coupure dans l’exécution. Les trois étapes incontournables et immuables de la construction technique – schématiquement entrée, plat, dessert – ou si vous préférez, introduction (prise d’initiative ou réaction à une attaque), développement (application du principe technique) et conclusion (immobilisation ou projection) s’enchainent et s’écoulent naturellement.

Si le déplacement peut parfois être différend, la forme de la technique est identique à la forme kihon, mais sans heurt, sans tension et sans arrêt. On s’harmonise avec le partenaire pour le maintenir toujours à la limite du déséquilibre sans jamais créer d’opposition.

Il n’est pas ici question de changer la vitesse d’exécution mais seulement de dynamiser le déroulement de la technique. La vitesse d’exécution, faut-il le rappeler, est fonction de la gestion de l’énergie du mouvement (harmonisation) et ne résulte jamais d’une intention (dans intention il y a… tension) génératrice de blocages.

Cette dynamique requiert des appuis stables, en même temps qu’une capacité à déplacer rapidement ces appuis sans jamais perdre son propre équilibre. Cette capacité se développe… par le travail kihon.

Une autre condition est la façon dont uke s’engage. À un niveau élevé, tori va inviter uke à attaquer, l’aspirer puis le guider dans son propre mouvement sans que celui-ci ne puisse rien contrôler.

Lorsque tori n’en est pas encore à ce niveau, uke se doit d’attaquer sincèrement, de façon non réelle mais réaliste et proportionnée au niveau de pratique du partenaire, et surtout, sans chercher à empêcher la réalisation de la technique. Il est très facile, dans un cours, de contrer une technique connue, puisque désignée par le professeur.

C’est plus difficile lorsqu’on ne sait pas à l’avance ce qui va se passer. De plus, cela n’a aucun intérêt, si ce n’est de gonfler son égo… Cela crée un rapport de force compétitif ou sportif qui n’a rien à faire dans un budō. Et si on réfléchit un peu, sur le plan martial c’est complètement ridicule. Dans un combat de survie, la retenue ou pire, l’immobilisme, peuvent être mortel…

Le travail en ki no nagare va développer la face cachée de l’apprentissage de l’aikido qui concerne le rôle d’uke. Le travail kihon apprend à uke la façon correct d’attaquer. Le travail ki no nagare lui apprend à suivre lorsque, pris dans le mouvement, il va tenter de retrouver son équilibre et éventuellement inverser la situation (kaeshi waza) ou, quand il n’y a pas d’autre choix, à gérer au mieux l’immobilisation ou la projection pour protéger son intégrité (ukemi), autrement dit, sauver sa peau.

Cette forme de travail plus dynamique va également développer l’endurance et la résistance.

Si ki no nagare doit être abordé très tôt dans la pratique, cela doit toujours être pratiqué en complément du travail kihon sous peine de transformer l’apprentissage en simple training sportif qui masquerait difficilement l’absence de kihon.

KOKYŪ 呼 吸 (respiration)

La notion de kokyū est fondamentale en aïkido et va bien au-delà du sens premier. Littéralement, Ko (呼) signifie appeler, convoquer, dénommer et Kyū (吸), aspirer. Soit expirer (en proférant un son) et inspirer.

L’expiration est yo (yang). La vie commence par un premier cri (cri primal), qui est une expiration vitale. C’est un acte de purification (misogi) qui a pour fonction d’expectorer le liquide utérin contenu dans les poumons, pour ensuite expulser gaz carbonique et autres toxines, jusqu’au dernier soupir.

L’inspiration est in (yin). Elle fournit, entre autres, l’oxygène qui, bien que nécessaire à la vie, va contribuer à l’usure du corps par… oxydation. Noro Masamichi Sensei compara un jour la respiration à un capital, fixé à la naissance, dont on dépenserait une pièce à chaque inspiration…

Techniquement, le nez et la bouche constituent les organes respiratoires externes. La peau également. Pour preuve : nous sommes à l’aise dans l’air comme dans l’eau qui tous deux contiennent une grande quantité d’oxygène. En revanche, nous avons l’impression d’étouffer dès que l’on recouvre ou enduit la peau d’une substance imperméable ou pauvre en oxygène, cela pouvant même mener à l’asphyxie.

La plupart du temps inconsciente, la respiration devient consciente dans les exercices de méditation ou de préparation à la pratique des budō. Dans ces respirations conscientes, on va surtout agir sur l’expiration (purification) et ne pas forcer l’inspiration (oxydation).

On commence en général par l’expiration, répétition du misogi originel qui s’effectue par le nez ou par la bouche, en silence ou avec kiai. On peut forcer l’expiration, ce qui provoque, outre l’expulsion des toxines, un massage intestinal bénéfique. On dit même que tousser fortement peut faire office de massage cardiaque.

La nature ayant horreur du vide, il n’est pas nécessaire de forcer l’inspiration. Elle se fait naturellement, de préférence par le nez, après chaque expiration. Forcer l’inspiration essouffle. Et n’oubliez pas, on respire aussi par la peau, ce qui permet d’économiser sa consommation d’oxygène.

Pendant la pratique, la respiration doit rester calme. L’inspiration précède le mouvement, appelle l’attaque, aspire l’uke. Elle est réduite au minimum de façon à ne pas consumer trop d’oxygène pour ne pas s’essouffler. Quant à l’expiration, idéalement une par technique, accompagnée d’un kiai qui peut aller du murmure au hurlement selon l’intensité du mouvement réalisé, elle est le mouvement.

En aïkido, à l’aspect physiologique de la respiration s’ajoute d’autres aspects moins évidents. En effet, comment expliquer – et surtout réaliser – kokyūnage avec la seule notion de respiration physiologique ?

Un de ces aspects est le rythme. Une respiration c’est une expiration suivie d’une inspiration. Cette alternance génère un rythme permanent, d’intensité variable. Ce rythme va intervenir dans la gestion du temps, composante essentielle de l’harmonisation avec soi-même et avec le partenaire.

On entend souvent dire : un mouvement, une respiration. Cela implique d’abord une notion de durée. Un mouvement doit s’harmoniser avec la respiration dans sa durée. Mais c’est aussi de la morphologie de la respiration dont il est question. À l’instar de tout ce qui vit, un mouvement d’aïkido respire. Expire/inspire constituent les phases complémentaires d’une respiration. Contraction/expansion constituent celles d’un mouvement d’aïkido.

Il est un autre aspect de kokyū encore plus éloigné de la respiration physiologique. C’est celui qui consiste à construire et à utiliser des lignes de force entre tekatana et seika tanden d’une part et entre coudes et hanches d’autre part. Il est très difficile, à première vue, de dire quel rapport il y a avec la respiration physiologique. Pourtant, il existe un exercice pour y parvenir que tous les pratiquants d’aïkido connaissent. Il s’appelle kokyū ho.

MISOGI 禊 (Purification)

Selon O-Sensei, l’aïkido est misogi. La rubrique Philosophie de ce site nous éclaire sur le sens religieux du misogi selon le rite Shinto.

Le rituel complet de misogi comporte quatre stades dont le premier est non seulement accessible mais devrait être le minimum pour tout pratiquant d’aïkido. C’est le misogi-haraï du corps.

« On doit se débarrasser de la saleté extérieure par un bain, des toxines intérieures en purifiant les intestins et le sang, ajuster son alimentation et son sommeil, assujettir son corps à une règle par des mouvements qui lui confèrent la divinité, et purifier son corps astral ».

Autrement dit, se laver, boire et manger sainement, bien dormir et pratiquer. Noro Masamichi Sensei expliqua un jour : le matin on se lève, on vide ses intestins, on se mouche puis on se lave. Par ces gestes quotidiens, on purifie son corps et dès lors, on peut mourir en toute sérénité. Le Shinto considérant la mort comme impure, le bushi met un point d’honneur à mourir propre. C’est une des raisons pour lesquelles on arrive propre dans le dojo et sur le tatami. Une autre, et non des moindres, est le respect des autres pratiquants…

Pour respecter les autres, il faut déjà commencer par se respecter. La toilette quotidienne fait partie du respect que l’on doit à son corps. Tamura Sensei avait l’habitude de dire que notre enveloppe corporelle ne nous appartient pas. Elle nous est confiée le temps d’une vie et nous devrions, au final, pouvoir la rendre, usée certes, mais en bon état.

La toilette quotidienne – le bain pouvant être remplacé par une douche – présente, outre le fait de débarrasser le corps de la saleté extérieure, l’avantage de procurer un massage du corps. Un peu comme ces massages, adaptation japonaise des exercices de longévité des moines taoïstes, que Tamura Sensei utilisait souvent comme préparation, qui se pratiquent en effleurant le corps de la tête aux pieds. Lors du savonnage, que l’on préférera à mains nues, on masse ainsi toutes les parties du corps de la même façon. La toilette extérieure agit donc aussi à l’intérieur du corps. C’est la première partie du misogi-harai du corps. La dernière étant l’aïkido.

La pratique elle-même est misogi. Le fait de bouger, de chuter, de transpirer, d’accepter les contraintes articulaires, de repousser ses limites, etc., purifie le corps. Le meilleur moyen de s’en convaincre est de ressentir le bien-être qui suit la pratique, comparé aux sensations désagréables qui envahissent le corps au-delà de quelque temps d’inactivité…

REISHIKI 礼式 (Étiquette, cérémonial)

Mot japonais qui exprime l’étiquette (cérémonial, règles, etc.) du budo. Le respect du reishiki fait partie de la pratique et fait progresser spirituellement si l’intention est sincère. Pas si la forme est vide. C’est avant tout un travail sur soi, même quand cela s’adresse au kamiza, au professeur ou aux autres élèves. Voici quelques principes généraux à connaître quand on fréquente un dojo.

– Le dojo ne doit pas être considéré comme une simple salle de sport, quelque soit la nature ou l’aspect du lieu. L’attitude doit être correcte.
– On salue en s’inclinant, debout ou à genoux, en direction du kamiza (mur d’honneur) quand on entre et sort du dojo et du tatami. On salue de la même manière le partenaire que l’on invite à travailler ou que l’on remercie.
– Le respect des horaires est une preuve de contrôle de soi et une marque de respect pour les autres. En cas de retard, on se fait discret et on attend que le professeur autorise à monter sur le tatami. Si on doit exceptionnellement quitter un cours avant la fin, il convient d’en informer le professeur.
– Pendant les cours on ne sort pas du tatami et on ne consomme ni boisson ni aliment. On veille à prendre ses dispositions avant.
– Par respect pour soi-même et les autres, il convient d’avoir une bonne hygiène corporelle, les mains et les pieds propres, les ongles coupés courts. Le keikogi doit être lavé fréquemment et, pour le moins, aéré entre deux cours. Le port de zori (sandales ou autres…) est obligatoire entre les vestiaires et le tatami.
– Pratiquer sous influence de l’alcool doit être évité. On ne fume pas dans le dojo.
– On n’enjambe ni ne piétine les armes. On veille à les garder accessibles, sans gêner.
– Il est du devoir de chacun de nettoyer et de ranger le dojo ; au-delà du dojo, c’est soi-même que l’on purifie.
– La pratique doit être sérieuse et sincère, mais ne doit pas infliger de blessure. L’harmonie doit être respectée. Tout accident ou blessure résultant de la pratique est de la responsabilité de chacun.

Cette énumération n’est pas exhaustive. D’autres aspects plus spécifiques sont enseignés au fil de la pratique.

SHUHARI 守破離

Shuhari est un concept issu des arts martiaux japonais qui décrit les trois étapes de l’apprentissage. Il est parfois appliqué à d’autres disciplines comme le jeu de go.

Shu (守 protéger, obéïr) : suivre les règles (aussi pour les conserver et les protéger). On se concentre sur la tâche qu’on a à réaliser pour être en mesure de copier la technique. S’il existe plusieurs façons de faire, on se concentre uniquement sur l’une d’entre elles.
Dans les arts martiaux : « le disciple se doit de suivre aveuglément l’enseignement de son Maître ».

Ha (破 se détacher, digresser) : comprendre les règles. On comprend ce qui se cache derrière, on peut faire le lien avec d’autres pratiques et voir les limites de l’une ou l’autre.
Dans les arts martiaux, le pratiquant peut à ce stade, prendre une grande liberté sur les formes apprises, connues.

Ri (離 quitter, se séparer) : se détacher des règles, adapter. Les techniques sont intégrées, utilisées de manière appropriées, ajustées aux contextes, parfois même modifiées.
Dans les arts martiaux, le pratiquant est désormais libre de ses choix et des ses orientations car il est devenu son propre guide.

TE NO UCHI 手の内 (la saisie)

Littéralement : l’intérieur de la main. Cette terminologie est peu employée en aïkido. On utilise surtout tori ou dori (du verbe toru, prendre) dans le nom des formes d’attaque qui comportent une saisie. Alors pourquoi parler de te no uchi dans un site d’aïkido ?

Tout simplement parce que tori ne s’applique qu’à la saisie sur le partenaire de son/ses poignets (katate/ryote), de son coude (hiji) ou d’une partie de son keikogi ; la manche (sode) – notez que pour katadori on ne saisit pas l’épaule (kata) mais la manche au niveau de l’épaule – le devant du keikogi (muna), le col (eri). Or, on saisit également dans la plupart des contrôles (osae) ainsi que la tsuka (poignée) du ken et le jo.

C’est là qu’intervient la notion de te no uchi. Quoi que l’on saisisse, la saisie est identique. La forme de la main est identique. Le dessus du poignet est creusé. L’index est relâché et sa base pointe en avant donnant à la main une forme de pointe de flèche. La pince est fermée par les deux petits doigts (annulaire et auriculaire) et parfois le médius contre le pouce ou sa base (éminence thénar). On tient de la même façon un ken, un jo, un poignet ou une partie du keikogi. Le calligraphe tient son pinceau de la même manière.

Il ne reste qu’à relier cette saisie au seika tanden sans passer par les épaules. Les lignes de force mises en place permettent d’assurer une saisie puissante et sûre du partenaire, de l’arme, du keikogi ou du pinceau. Il n’est pas nécessaire de serrer comme un étau pour bien tenir. Les personnes qui ont eu l’opportunité d’être saisies par Tamura Sensei ont pu le vérifier ; il ne serrait jamais, mais on ne pouvait pas bouger.

De la même manière, quand on tient le ken ou le jo, dans les moments décisifs (kamae, coupe, frappe), on verrouille la saisie de l’arme pour ne pas être désarmé ou assurer le geste, ce qui ne veut pas dire que l’on serre. En dehors de ces moments décisifs on dit qu’il faut tenir une arme comme on tient un oiseau ; trop serré, on l’empêche de vivre, pas assez, il nous échappe.

UKE 受 (d’ukeru recevoir), AITE 相手 (partenaire, adversaire)

Mimer seul un mouvement d’aïkido peut avoir une utilité pédagogique. Mais comment ressentir ce avec quoi on va devoir s’harmoniser – une autre énergie – si l’on est seul.

À l’exception des suburi qui se pratiquent seul, pour étudier et pratiquer l’aïkido il faut être au moins deux. C’est incontournable. Avant d’atteindre, tel Morihei Ueshiba, l’aïki (harmonie avec l’énergie) de l’Univers, il faut d’abord modestement se contenter de ressentir l’aïki d’un partenaire.

Est-il encore besoin de préciser que la notion d’adversaire n’a pas lieu d’être dans un dojo. À plus forte raison dans un dojo d’aïkido où tous les pratiquants ne sont là que pour étudier et se perfectionner dans la voie de l’harmonie…

Le partenaire est non seulement obligé mais important. C’est pourquoi l’étiquette impose tout un rituel de respect envers lui tel le salut, la demande polie, l’attention, le remerciement, etc.

En aïkido, s’il est évident pour tout le monde que la réalisation de la technique incombe à tori, le rôle d’uke, ou aite, n’est pas toujours bien perçu par certains pratiquants.

Dans le travail au ken à deux (kumitachi), on parle d’uketachi, le sabre qui reçoit, par rapport à uchitachi, le sabre qui frappe. Dans les écoles traditionnelles d’armes, uke est senpai (plus ancien). Par son ancienneté et son expérience il est à même de recevoir et de gérer la fougue ou la maladresse du kohai (moins ancien). Il peut l’aider à corriger ses erreurs.

Dans le dojo, au début du cours les élèves sont assis face au kamiza, du senpai ou du plus gradé à droite, au kohai ou au moins gradé à gauche. L’élève le moins gradé demande poliment (O negai shimasu) à la personne immédiatement à sa droite la permission de travailler avec elle, et ainsi de suite. La transmission se fait donc entre un plus avancé et un plus débutant sans qu’il y ait une énorme différence de niveau entre deux partenaires.

Dans certaines écoles on pratique avec le même uke pendant toute la séance. Dans son (très bon) roman autobiographique Senchusei édité chez Sully, Robert Twigger raconte que, dans le dojo de Gozo Shioda sensei où il a passé quelque temps, c’est le sensei qui décide avec qui on pratique et ce, jusqu’à ce qu’il désigne un autre partenaire.

On dit, par ailleurs, qu’il faut être uchi (celui qui frappe) pendant 10 ans avant d’être autorisé à devenir uke. C’est sans doute dans le même ordre d’idée que Saito Sensei disait qu’on ne devrait pas chuter avant de savoir projeter…

En aïkido, s’il est aussi du devoir de l’ancien d’aider le débutant, le travail alternatif uke-tori est généralement la norme, d’où l’utilisation, plus appropriée, du terme aite – même si uke reste le plus couramment utilisé. Dans la plupart des dojos, on change de partenaire à chaque nouvel exercice. Cela a pour intérêt de multiplier les sensations. Autre intérêt, différemment apprécié, le niveau des deux partenaires peut varier considérablement (et ce, dans les deux sens…).

En aïkido, à l’exception du travail des armes à deux (kumitachi, kumijo, kentaijo), où la relation entre partenaires est de type uke/uchi, le taijutsu de l’aikido induit une relation uke/tori qui peut sembler paradoxale. Uke attaque et c’est tori qui reçoit l’attaque. Ce n’est qu’une apparence. En effet, dans la logique des budo, tori perfectionne sa technique à partir de ce qu’uke lui apporte. Uke crée la situation qui va permettre à tori de progresser.

Du moins devrait-il en être ainsi. Hélas, il est des pratiquants qui confondent l’entraînement à un budo avec une formation au combat réel. D’autres qui ne peuvent s’empêcher d’introduire une relation compétitive dans leur travail. Leur pratique est sans doute un exutoire à un complexe ou à un trop-plein d’ego. Les uns comme les autres seraient sans doute les premières victimes de leurs excès dans un combat de survie. En général, ces pseudos guerriers et pseudos sportifs abandonnent plus ou moins rapidement l’aïkido par frustration, à moins qu’ils n’acceptent de se remettre en question.

Quand on prétend pratiquer l’aïkido, il faut bannir tout esprit de compétition inconscient ou pire, conscient, qui dénature la relation de travail. Il ne faut pas vouloir gagner. Les pratiquants qui ont ce genre d’attitude se trompent de voie. Il ne faut pas systématiquement tester l’autre mais au contraire, à plus forte raison s’il est moins avancé, lui permettre de réaliser son mouvement du mieux qu’il peut. Il en va de la progression des deux pratiquants.

Pour que tori apprenne à s’harmoniser avec l’énergie d’uke, il faut que ce dernier soit sincère dans son attaque, sans complaisance mais sans excès et sans intention de mettre tori en difficulté. Une attaque sincère doit être réaliste sans être réelle afin de ne pas blesser le partenaire. Être capable d’arrêter une attaque que le partenaire n’aurait pas su gérer est une marque de contrôle de soi. Et puis, sur le plan martial, une attaque sans retenue est potentiellement suicidaire.

De même, les saisies doivent être fermes mais sans blocage. Une saisie n’est pas, en soi, une finalité. Elle a seulement pour but de contrôler un geste menaçant ou de créer une ouverture permettant un atemi. La saisie est juste le moment qui précède l’attaque véritable. Il faut pouvoir contrôler l’autre, tout en restant sensible à ses réactions. En combat de survie, se crisper sur une saisie serait stupide car cela rend extrêmement vulnérable…

Uke doit être disponible et ouvert afin d’aller dans le sens du courant et attaquer comme s’il ignorait ce qui va se passer. Empêcher ou anticiper la conclusion du mouvement va à l’encontre de l’aiki et traduit généralement une crainte ou une manifestation d’ego mais ne saurait être considéré comme un signe de maturité technique.

Au-delà de la progression réciproque, il faut surtout s’efforcer d’être réciproquement en harmonie. Dans tous les cas, on doit s’adapter au degré de pratique du partenaire.

Dans la relation qui unit uke à tori il y a le même aïkido. La relation uke/tori est un peu comme le négatif et le positif d’une photo. On obtient le second à partir du premier. Bien que les lumières et les couleurs soient inversées, il s’agit de la même image. Il est d’ailleurs significatif de retrouver chez un même pratiquant, dans une même technique, le même défaut inversé, selon que ce pratiquant est uke ou qu’il est tori…